Le nom d’Omar Khayyam a commencé d’être connu en Occident depuis la parution de la traduction très infidèle de ses Rubi’yat (ou quatrains) par Fitzgerald en 1859, mais l’image de viveur alcoolique, adepte du « carpe diem », qu’il a alors acquise ne correspond pas à la réalité. Astronome et mathématicien de grande valeur, Khayyam était un sage, et ses poèmes, correctement traduits par Omar Ali Shah, sont d’inspiration soufie.

Les splendides aquarelles d’Edmund Dulac, le premier illustrateur des Quatrains pour la traduction (très infidèle) de Fitzgerald.

Omar Khayyam et l’Occident

C’est à la fin du XIXe siècle qu’Omar Khayyam le poète commença à être bien connu en Occident.

Le poète anglais Edward FitzGerald avait publié une traduction de 75 de ses quatrains en 1859. D’abord salués par les milieux cultivés anglais (dont le peintre et poète Dante Gabriel Rossetti, fondateur du courant préraphaélite), ces quatrains ont obtenu un succès majeur, puisqu’ils furent réédités à plusieurs reprises du vivant de leur traducteur. Aux 75 initiaux, il ajouta 35 autres quatrains, puis en retira, pour fixer finalement son oeuvre à 101 quatrains choisis. Ce recueil inspira nombre d’illustrateurs, dont notamment Edmund Dulac et Willy Pogany, qui livrèrent des merveilles de finesse par le biais d’éditions splendides qui se sont succédées au cours du XXe siècle.

Le succès de cette oeuvre tient à la fois à sa qualité poétique et à son caractère exotique : l’orientalisme, que ce soit en peinture, en littérature ou en musique (on pense aux poèmes chinois qui servirent au livret du Chant de la Terre de Mahler), était à la mode, comme point de rencontre de tous les fantasmes dans une Angleterre victorienne aux moeurs sanglées.

Il y a beaucoup à dire sur cette traduction, qu’il faudrait qualifier plutôt d’adaptation.

En premier lieu, on peut s’interroger sur le corpus qui servit de base à cette adaptation. Depuis l’époque médiévale, les quatrains d’Omar Khayyam se sont "multipliés", et on pourrait en dénombrer environ un millier. Lesquels sont d’Omar ? Lesquels sont des imitations ? Comment les reconnaître ?

Ensuite, on peut s’interroger sur les connaissances en langue persane de FitzGerald. En fait, il n’en avait aucune et traduisit ces quatrains à l’aide d’un dictionnaire ! On déplore de nombreux contresens graves, au point que l’on ne peut reconnaître nombre de quatrains persans originaux sur la base de leur traduction. Mais on ne peut reprocher à FitzGerald d’avoir mis tout son talent à la versification, pour nous livrer une oeuvre poétique majeure de la langue anglaise, même si elle n’a pas réellement de valeur documentaire quant à l’auteur des vers persans.

Omar Khayyam en Orient

Le mausolée d'Omar Khayyam à Nishapur

Le mausolée d’Omar Khayyam à Nishapur.

La célébrité d’Omar Khayyam pose problème dans son pays natal, l’Iran. Qu’il ait été une figure majeure de l’Islam médiéval ne fait aucun doute : ses travaux dans les domaines des mathématiques et de l’astronomie en font l’un des savants les plus éminents de l’histoire des sciences, même si l’Occident a longtemps feint d’ignorer l’apport majeur des scientifiques du monde musulman depuis de début du Moyen Âge.

A ce titre, on a érigé à Omar Khayyam un mausolée dans sa ville natale de Nishapur (au nord-est de l’actuel Iran, dans la célèbre province du Khorassan), mais il n’y est pas enterré. Il est enterré plus loin, à bonne distance d’une mosquée, dans un endroit discret, planté d’arbres, comme il l’aurait probablement choisi lui-même.

Omar Khayyam sent le soufre : ses vers parlent de vin, d’ivresse et de tavernes, dans un Iran religieux. L’Islam est fâché contre le vin : le Qoran interdit d’effectuer la prière en état d’ivresse et, du fait des ravages que l’alcool faisait parmi son peuple, le Prophète en a interdit l’usage à son époque.

On peut justement s’étonner qu’un savant de cette envergure, dont l’essentiel de la vie se passait en étude, et de caractère a priori religieux (il aurait fait le Pèlerinage), ait pris le temps de louer l’alcool et l’état d’ivresse. Au point que de nombreux chercheurs nient que Khayyam ait jamais écrit le moindre vers.

Omar Khayyam, le soufi

Omar Khayyam

Omar Khayyam (1047 – 1122)
Miniature tirée du site okonlife.com, consacré à Omar Khayyam.

Au moment où l’Occident commençait à se reconstituer après la chute de l’empire romain et une longue série d’invasions, la Perse connaissait une période faste, avec une culture si évoluée que les envahisseurs arabes l’ont respectée et l’ont associée à la leur pour la diffuser dans tout le monde musulman, jusque dans l’Espagne maure.

C’est dans ce contexte que naît, en 1047, à Nishapur dans l’actuel Iran, Omar Khayyam – son nom complet est Ghiyath al-Din Abu al-Fath ‘Umar ibn Ibrahim al-Nisaburi al-Khayyami, Khayyam signifiant "frabricant de tente". On a supposé que ce nom venait de la profession de son père, mais il est possible aussi que ce nom soit symbolique et puisse être déchiffré d’une manière non conventionnelle.

On sait fort peu de choses à propos d’Omar Khayyam, surtout si l’on écarte les légendes qui se sont associées à son nom, compte tenu de leur invraisemblance : on parle d’un pacte qui aurait uni Omar à ses deux condisciples, Abdul Kacem, qui deviendra grand vizir du sultan seldjoulide Malik Shah, et un certain Hassan Sabbah, qui fondera de la secte des Nazaréens et sur laquelle se sont greffées également de nombreuses légendes – notamment, celle de la secte terroriste des Assassins, dont les membres donnaient la mort sous l’emprise du haschisch (dont le mot "assassin" est dérivé).

C’est à Samarcande qu’il publiera, à l’âge de 24 ans, son premier recueil de mathématiques. Puis, il part pour Ispahan, capitale de l’empire, à la demande du sultan seldjoukide Malik Shah. Il y fait construire un gigantesque observatioire et a calculé la durée exacte d’une année. Son calendrier, appelé "jalilien" en hommage au prénom du sultan, Jala-ud-Din, plus précis que notre calendrier grégorien avec année bissextile tous les 4 ans, est adopté en 1074. En 1092 meurt le grand vizir Abdul Kacem puis, un mois plus tard, le sultan lui-même et, ayant perdu l’appui de ses protecteurs, Omar Khayyam accomplira le Pélerinage à La Mecque et se retirera à Merv, au Turkménistan, puis dans sa ville natale de Nishapur. Il y mourra en 1122.

Il a publié d’importants traités scientifiques et son apport dans ce domaine a été considérable : résolution graphique des équations du 3e degré, extraction des racines n-ièmes en algèbre, critique de la théorie d’Euclide en géométrie, calcul de la durée d’une année en astronomie. Ses travaux en tant que mathématicien ont eu une profonde influence en Europe lorsqu’ils y ont été connus, notamment sur la géométrie où il a ouvert les portes aux géométries non-euclidiennes et aux "espaces courbes".

Mais c’est pour avoir écrit ses "ruba’iyat" qu’Omar Khayyam est passé à la postérité en Occident. Le "ruba’i" (au pluriel : "ruba’iyat") est un genre poétique typiquement persan : il s’agit de quatrains. La particularité des quatrains de Khayyam est de vanter les mérites du vin, de l’ivresse, des tavernes. Et il va jusqu’à évoquer d’un oeil critique les visites à la mosquée, déplorant l’hypocrisie de certains croyants.

De ce fait, pendant des siècles, Omar Khayyam est passé pour un païen qui s’adonnait à la boisson et à d’autres jouissances diverses, un "libre penseur" proche de l’hérétisme aux yeux des religieux, des occidentaux et… du reste du monde. Il a échappé aux yeux des profanes que les termes de "vin", "taverne" ou "ivresse" pouvaient avoir un sens mystique très éloigné du sens premier. Mais, pour les esprits sensibilisés à la mystique soufie, Khayyam a toujours été un maître. Il a sans doute joué, de son vivant, sur cette ambiguïté, afin de préserver sa retraite, à la manière des "malamati" ou soufis suivant la voie du blâme. A ce corpus limité à un peu plus d’une centaine de quatrains se sont ajoutés, au fil du temps, des poèmes d’imitateurs, plus ou moins bien renseignés, plus ou moins raffinés.

Ce ne sont pas les auteurs contemporains qui vont faire évoluer la vision surannée d’un Khayyam ivrogne : même Amin Maalouf, dans son roman Samarkand dresse un portrait bien pauvre d’un homme trop pris de boisson pour penser quoi que ce soit. Où est l’astronome, où est le mathématicien à la pensée auiguisée dans ce personnage qui tient à peine sur ses pieds ?

Une traduction nouvelle

Les Quatrains d'Omar Khayyam

Pour traduire convenablement les Quatrains de Khayyam, il faut disposer d’une source incontestable, connaître le persan, dans sa forme ancienne, et mais aussi connaître la symbolique soufie.

Omar Ali Shah, qui nous a quittés en 2005, avait livré une traduction nouvelle, en anglais, de 111 quatrains dont la paternité est attestée. Débarrassée des "épigones", rendue dans sa pureté originelle, l’oeuvre de Khayyam apparaît désormais d’inspiration nettement soufie. Les images, les comparaisons temporelles d’états mystiques rappellent celles employées par les grands mystiques chrétiens espagnols, tels Saint Jean de la Croix ou Sainte Thérèse d’Avila (qui avaient eu contact avec la pensée soufie par les écrits de Raymond Lulle).

Cette traduction, la première qui rende pleinement justice à l’oeuvre, nous fait découvrir un homme d’une grande élévation spirituelle, loin à la fois du libre penseur – le vin et l’ivresse prennent ici réellement leur signification mystique – du moraliste de bas étage – les quatrains "de bon conseil" ont disparu – ou de l’esthète de bazar – terminées, les roses et leurs épines. Le message de Khayyam ressort dans toute sa clarté.

Découvrez ou redécouvrez le vrai visage d’Omar Khayyam dans l’adaptation française des travaux d’Omar Ali Shah, aux éditions Albin-Michel, collection Spiritualités Vivantes, via notre partenaire Amazon.

L’original anglais, paru en 1967 et réédité en 1972, est désormais introuvable.