Socrate et ses élèves, miniature arabe

Miniature arabe représentant Socrate et ses élèves.

Socrate est désormais relégué au rang des grands philosophes illisibles, ennuyeux et compassés. Et ce ne sont pas la plupart des éditions existantes, dont les traductions datent de lustres, qui vont réussir à changer les choses : les traducteurs sont si respectueux, si « gommeurs » qu’il en deviennent impossibles à lire.

Alors que le style de Platon, ou celui de Socrate, était tellement simple, tellement populaire, plein d’interjections, que, si l’on pouvait rendre à ces textes leur style, ils deviendraient à coup sûr des best sellers, à l’heure où la philosophie redevient à la mode, et autrement plus agréables à lire que nos philosophes télévisuels actuels.

Ah, si seulement Socrate (ou plutôt Platon, puisque c’est de son stylet que l’on tient la plupart, et sans doute les plus fondamentales, des leçons de Socrate) avait son Aline Schulman ! On doit, toute la francophonie, lui doit une remarquable traduction du Don Quichotte de Cervantès, vivante, élégante, captivante, avec un style qui s’accorde à la perfection avec le sens des mots, et la musique du texte au rythme de l’action, et qui redonne à ce chef d’oeuvre de la littérature, peut-être le plus grand de toute la littérature occidentale, toute sa verve, toute sa vigueur, toute sa vie. Si je me suis écartée du sujet, c’est pour lancer un appel pressant aux hellénophones, aux traducteurs et aux éditeurs.

La figure de Socrate, vieux barbu au visage ingrat, pauvre comme Job, affligé d’une femme acariâtre, attiré par les beaux jeunes gens mais n’en usant pas, à l’esprit retors, amoureux de la vérité au point d’être considéré comme un bouffon par une bonne société piquée de philosophie et qu’il tentait, parfois vainement, de réveiller, cette figure donc est à mes yeux l’une des plus belles qui soit. Mais, à l’heure de la mort, il avait quand même réussi à en réveiller quelques uns, et c’est au milieu de ses disciples fidèles qu’il rendit son dernier soupir. Seul un petit nombre d’hommes a réussi à regarder la mort en face avec un courage aussi grand que le sien.

La "leçon de géométrie" est tirée du "Ménon". Elle s’adresse à l’un des serviteurs de Ménon, et tout ce qu’on lui demandait était de parler grec. Le but de Socrate était de démontrer que l’on n’apprend rien, que l’on ne fait que se resouvenir. Ainsi, Socrate fit venir cet esclave, préjugé inculte, pour lui faire "ressouvenir" quelques notions de géométrie.

Je vais tenter une adaptation de ce texte, dans l’esprit de Socrate, bien que j’ignore le grec. Imaginez ce bieux barbu dans la maison du riche Ménon, traçant dans le sable (avec ses doigts, avec un bâton ? le texte ne le dit pas) des figures géométriques un peu tordues.

Leçon de géométrie - 1

Socrate : Dis-moi, est-ce que tu sais que cette figure, là, c’est un carré ?

Le serviteur : Oui, bien sûr !

Socrate : Un carré, c’est une figure géométrique dont les quatre côtés sont égaux (dit-il en désignant ses quatre côtés).

Le serviteur : C’est sûr !

Leçon de géométrie- 2

Socrate : Et dans un carré, les lignes qui le traversent en passant par son milieu sont égales aussi ?

Le serviteur : Oui !

Socrate : Mais alors, un carré, une figure aux quatre côtés égaux, il peut y en avoir des plus grandes et aussi des plus petites ?

Le serviteur : Hé oui !

Leçon de géométrie - 3

Socrate : Alors suppposons que les côtés de ce carré soient de 2 pieds. De combien de pieds sera l’espace entier ? Regarde : ici, il y a une figure dont un côté fait deux pieds, et l’autre un seul. La surface de cette figure n’est-t-elle pas de 2 pieds ?

Le serviteur : Oui.

Socrate : Or, puisqu’ici, nous avons deux pieds, et que là nous avons deux pieds, est-ce que ça ne fait pas deux fois deux pieds ?

Le serviteur : Oui.

Socrate : Et combien ça fait, deux fois deux pieds ? Fais le calcul et réponds-moi.

Le serviteur : Quatre pieds, Socrate ?

Socrate : Mais, ne pourrait-il y avoir une autre surface qui aurait le double de celle-ci, mais qui serait comme celle-ci un carré, avec ses côtés égaux ?

Le serviteur : Oui.

Socrate : Et cette surface, combien aura-t-elle de pieds ?

Le serviteur : Huit pieds, Socrate.

Socrate : Alors, allons-y ! Essaie un peu de me dire quelle sera la longueur des côtés de ce carré de 8 pieds ?

Le serviteur : Socrate, c’est clair : ce sera le double.

Socrate (en aparté à Ménon) : Tu vois, Ménon, je ne lui apprends rien, je ne fais que le questionner. Là, ce garçon croit savoir de quelle longueur sera le côté du carré qui aura 8 pieds de surface. C’est bien ton avis, qu’il le croit ?

Ménon : Ma foi, oui !

Socrate : Il le croit, mais est-ce qu’il le sait ?

Ménon : Mais non ! (excusez-moi, je n’ai pas pu résister à cette plaisanterie…)

Socrate : Alors, regarde bien, maintenant, la façon dont il va se ressouvenir. (Au serviteur) : Dis-moi, mon garçon, d’après toi, c’est en dessinant un carré au côté double que l’on l’on obtient une surface double ? Et nous parlons bien du carré, c’est-à-dire, que le côté ne soit pas plus long ici, plus court là, mais que les quatre côtés soient bien égaux. Alors, est-ce toujours ton avis qu’on doive le construire avec des côtés doubles ?

Le serviteur : C’est bien mon avis !

Leçon de géométrie - 4

Socrate : Donc, à partir de ce point, nous prolongeons ce côté par un segment de même longueur, nous avons bien une longueur double de ce côté ?

Le serviteur : Oui.

Socrate : Alors, selon toi, si on construisait le carré à partir de ce côté double, on aurait un carré de surface double, c’est-à-dire de 8 pieds ?

Le serviteur : Oui.

Leçon de géométrie - 5

Socrate : Traçons donc les trois autres côtés égaux à partir de ce premier côté. Est-ce que tu es toujours d’avis que nous obtiendrons une surface de 8 pieds ?

Le serviteur : Absolument !

Leçon de géométrie - 6

Socrate : Mais, regarde bien, est-ce que, dans ce carré, on ne trouve pas exactement 4 carrés de surface égale à 4 pieds ?

Le serviteur : Oui.

Le serviteur : C’est évident !

Socrate : Et la surface qui est 4 fois plus grande est-elle la surface double ?

Le serviteur : Non, par Zeus !

Socrate : Et de combien de fois est-elle plus grande ?

Le serviteur : 4 fois.

Socrate : Alors, mon garçon, le carré de côté double n’a pas une surface double, mais une surface quadruple.

Leçon de géométrie - 7

Socrate : Alors, quelle est sa surface ? N’est-elle pas 4 fois plus grande ?

Le serviteur : C’est pourtant vrai !

Socrate : Et 4 fois 4 font 16, n’est-ce pas ?

Le serviteur : Oui.

Socrate : Mais alors, quelle est donc la longueur du côté qui donnera un carré de 8 pieds ? Ce n’est pas celle qui donne une surface quadruple.

Le serviteur : Non, Socrate.

Socrate : Mais le carré de surface 4 se construit à partir de côtés moitié moins grands que celui-ci ?

Le serviteur : Oui.

Socrate : Eh bien, une surface de huit pieds n’est-elle pas double de celle de 4 pieds et moitié de celle de 16 pieds.

Le serviteur : Oui !

Socrate : Ne trouverons-nous pas cette longueur plus grande que celle-ci (le côté du carré de 4 pieds), et moins grande que celle-là (le côté du carré de 16 pieds) ? N’est-ce pas ton avis ?

Le serviteur : C’est mon avis, et je le partage !

Socrate : Réponds moi selon ton avis. Cette ligne-ci n’est-elle pas de 2 pieds, et celle-là de 4 ?

Le serviteur : Oui.

Socrate : Il faut donc que le côté du carré de 8 pieds de surface ait un côté qui soit plus grand que 2 pieds, et plus petit que 4.

Le serviteur : Il le faut, Socrate !

Socrate : Essaie donc de me dire la longueur du côté, d’après toi.

Le serviteur : Trois pieds !

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Socrate : Or, si elle est de 3 pieds, construisons le carré en prélevant la moitié du segment de 2 pieds et en l’ajoutant au côté du premier carré, qui est de 2 pieds. Et en partant de là, ajoutons 1 à 2, et nous avons construit le carré dont tu parles.

Le serviteur : Oui.

Socrate : Or, s’il a trois pieds dans ce sens, et trois pieds dans l’autre, est-ce que sa surface ne serait pas de trois fois trois pieds ?

Le serviteur : C’est évident !

Leçon de géométrie - 9

Socrate : Et trois fois trois pieds, combien cela fait-il de pieds ?

Le serviteur : Neuf pieds, Socrate.

Socrate : Et combien de pieds mesure la surface double ?

Le serviteur : Huit pieds, Socrate.

Socrate : Ce n’est donc pas non plus en partant d’un côté de trois pieds que l’on construit la surface de 8 pieds.

Le serviteur : Certes non !

Socrate : Eh bien, en partant de quelle ligne ? Essaie de nous répondre ! Et si tu ne veux pas dire le nombre, dessine-la nous.

Le serviteur : Mais, par Zeus, Socrate, je n’en sais rien de rien !

Ici se place un intéressant dialogue entre Socrate et Ménon, où Socrate conclut que le serviteur, au départ armé de certitude, a admis qu’il ne savait pas, mais qu’il a aussi acquis l’envie d’apprendre, de sortir de la torpeur où il se trouve et de découvrir la solution.

Leçon de géométrie - 10
Leçon de géométrie - 11

Socrate : Dis-moi, mon garçon, nous avons là l’espace de 4 pieds. Tu te rends compte ?

Le serviteur : Mais oui, depuis le début !

Socrate : Est-ce qu’on ne pourrait pas lui en ajouter un second, celui-ci, qui est égal ?

Le serviteur : Oui.

Leçon de géométrie - 12
Leçon de géométrie - 13

Socrate : Puis un troisième, égal à chacun des deux autres ?

Le serviteur : Oui.

Socrate : Mais il faudrait combler l’espace qui est ici, dans le coin, par un carré.

Le serviteur : Evidemment !

Socrate : Et ces quatre carrés égaux, nous avons déjà tracés, n’est-ce pas ?

Le serviteur : Oui.

Socrate : Et cet espace, nous l’avons vu, de combien de fois est-il plus grand que le premier ?

Le serviteur : Il est quatre fois plus grand, Socrate.

Socrate : Or, c’est un carré de surface double que nous avons à réaliser. T’en souviens-tu ?

Le serviteur : Oui, Socrate.

Leçon de géométrie - 14

Socrate : Mais, cette ligne, là, qui va d’un coin de ce carré à l’autre coin, est-ce qu’elle ne coupe pas le carré en deux partie égales ?

Le serviteur : Oui.

Leçon de géométrie - 15

Socrate : Et ne voilà-t-il pas, donc, quatre lignes entourant la surface que voici ?

Le serviteur : Les voilà !

Socrate : Regarde bien : quelle est la surface de cette figure ?

Le serviteur : Je ne me rends pas compte.

Socrate : Dans chacun des quatre carrés, cette ligne n’a-t-elle pas coupé le carré en deux moitiés à l’intérieur de chacun d’eux ?

Le serviteur : Oui.

Socrate : Or, la surface circonscrite, combien contient-elle de moitiés ?

Le serviteur : Quatre.

Socrate : Et combien, le triangle que voici ?

Le serviteur : Deux.

Socrate : Et qu’est-ce que 4 par rapport à 2 ?

Le serviteur : C’est le double !

Socrate : Alors, quelle est la surface de ce carré ?

Le serviteur : Huit pieds, Socrate, elle est de 8 pieds !

Socrate : Avec quelle ligne se construit-il ?

Le serviteur : Avec celle-ci !

Socrate : Est-ce que ce ne serait pas la ligne qui part d’un coin à l’autre du carré ?

Le serviteur : Oui.

Socrate : Cette ligne, les savants l’appellent la "diagonale", alors, mon garçon, c’est en partant de la diagonale que l’on construit le carré de surface double !

Le serviteur : Hé oui, Socrate, c’est évident !

Cette méthode d’enseignement, où Socrate « tire » du serviteur ce qu’il sait, étape par étape, au lieu de lui « apprendre », de lui donner sa propre connaissance, se nomme la « maïeutique »;. Ce mot savant vient du terme grec signifiant « accouchement » : Socrate, l’humble Socrate, se qualifiait lui-même de « sage-femme de l’esprit ».